Avez-vous déjà remarqué les statues qui encerclent la place de la Concorde ? Qui sont ces huit femmes et que représentent-elles ? Allégories des villes les plus importantes du XIXe siècle, ces oeuvres sont un des témoignages en sculpture du passage entre le néoclassicisme et la modernité. Zoom sur les statues de Lille et Strasbourg sur la place de la Concorde réalisées par James Pradier.
Lille et Strasbourg de Pradier (1836-1838) – Place de la Concorde – Paris
Prenons l’exemple de Lille et Strasbourg. Ces statues trônent sur la place de la Concorde à Paris, entre le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées, le pont de la Concorde et la rue Royale. Elle faisaient partie intégrante d’un plus vaste programme octogonal réalisé par l’architecte Jacques Hittorf (1792-1867). Son but était de mettre en valeur les qualités économiques de la France. Pour ce faire il reçut deux commandes :
– la production de deux fontaines (une maritime et une fluviale) autour de l’obélisque de Louxor, importé d’Egypte et offert par Mehemet Ali en 1836 à la France,
– la production de huit statues allégoriques représentant les huit villes de France les plus importantes de cette époque, encadrant la Place. Elles couronnent les guérites réalisées au XVIIIè siècle par Jacques-Ange Gabriel, architecte.
Depuis 1828 la Place de la Concorde relève administrativement de la ville de Paris. C’était donc une commande publique dont le commanditaire n’était autre que la ville de Paris elle-même. Lors de sa mise en place, en janvier 1836, elle fut partagée entre quatre architectes :
– Petitot (Lyon et Marseille)
– Cailhouette (Bordeaux et Nantes)
– Cortot (Rouen et Brest)
– Pradier (Lille et Strasbourg)
L’originalité de James Pradier
Les statues de Lille et Strasbourg sur la place de la Concorde : des « femmes vivantes »
D’après le Journal des Artistes du 26 août 1838, il était difficile de varier les positions de huit femmes assises. Sachant qu’elles représentaient chacune les allégories d’une ville propre. De même que de les caractériser d’une manière sensible au premier coup d’œil. Une commande publique d’ensemble, pour un projet de décoration générale d’une place, impliquait inévitablement qu’une certaine monotonie transparaisse. En particulier si les artistes se conformaient tous aux règles sages et raisonnables de la statuaire néoclassique. Toujours d’après ce journal, l’harmonie stylistique globale aurait dû prévaloir sur l’individualité. Petitot, Cailhouette et Cortot se sont conformés à cette idée en rendant des œuvres très antiquisantes et ressemblantes. Le résultat en est que l’inscription sur le socle et les écussons des villes sont les seuls indices réellement notables pour l’identification des villes.
James Pradier, plus moderne que ses contemporains, a choisi d’aller au delà de cette théorie. Il individualisa les deux allégories qu’il avait à sa charge. Il brisa ainsi l’idée d’une place « harmonieuse » aux allégories classiques reliées stylistiquement.
Théophile Gautier, dans un article de La Presse de 1838, désigne Pradier comme l’artiste producteur des deux statues les plus abouties. Il affirme même regretter que ce même artiste n’ait pas eu à sa charge l’ensemble des villes à représenter. De sorte qu’une vraie unité en aurait découlé et le prestige de la place bénéficié. Les inscriptions sur le socle des autres statues place de la Concorde étaient plus que nécessaires pour Gauthier, afin de les distinguer entre elles. Quoique d’une “grandeur massive et d’allure agréable“, elles s’associaient stylistiquement pour lui à des villes grecques ou romaines que françaises.
« M. Pradier est un des rares artistes qui aient conservé en ce temps malheureux le sentiment de la beauté et qui sachent encore faire une femme. »
Théophile Gautier, La Presse, « Feuilleton de la Presse », 1838
Des modèles contemporains pour plus de modernité
Lorsqu’on regarde les visages et les poses des autres allégories on distingue clairement une différence sur plusieurs points :
– La pose utilisée est plus naturelle, plus vivante et totalement différente des modèles antiques classiques utilisés par les autres sculpteurs.
– Pradier choisit des coiffures contemporaines, observées sur ses modèles.
Cet artiste de formation néoclassique fut comme tous ses contemporains imprégné par le modèle gréco-romain. Cette éducation s’est faite au travers de l’observation et de l’étude de modèles antiques. Soit contemplés au Louvre, soit au travers de croquis d’observation lors de son séjour après le Grand Prix de Rome. Ainsi, James Pradier choisit de créer sa propre vision de la beauté, éloignée de celle de son temps.
Pour réaliser ces statues, Pradier a pris modèle sur des femmes de sa connaissance. Le nom des modèles est sujet à polémique, il diffère selon les ouvrages. Selon le catalogue de l’exposition intitulé Statues de chair, Sculptures de James Pradier 1790-1852 (Genève, Musée d’art et d’histoire, 17 octobre 1985-2 février 1986), le modèle de Lille serait la princesse Clémentine (ci-dessus au centre), fille de Louis-Philippe. Strasbourg serait sa femme, Louise Pradier (ci-dessus à gauche). Juliette Drouet (ci-dessus à droite), son ex-compagne, a souvent été citée.
Des oeuvres soulevant la polémique
Des critiques conservatrices
La critique conservatrice qualifiait Pradier de danger pour l’esthétique classique. Dans la revue artistique du Journal des Artistes du 26 août 1838, il est la cible de nombreuses attaques. Retour sur les critiques concernant les statues de Lille et Strasbourg sur la place de la Concorde
Ces critiques reposaient sur différents points :
Les coiffures ont choqué certains réfractaires, en particulier celle de Lille qui n’était alors qu’une mode passagère.
Le principal reproche est d’avoir prêté à ces statues des figures individuelles d’après des modèles contemporains. L’art néoclassique préconisait le modèle antique pour des représentations allégoriques. En effet, le modèle antique aurait été le meilleur choix afin de représenter la beauté noble, supérieure. C’est donc, d’après l’auteur de cet article, une grosse erreur de la part de Pradier d’utiliser un portrait original. Sous prétexte qu’il n’est pas emblématique et porteur d’une morale de beauté antique.
– Le drapé de Lille a également été fustigé pour sa ressemblance avec un déshabillé, ou même à un peignoir.
– Lille croise les jambes, une pose nonchalante qui choque par son contraste avec l’aspect droit et noble de son buste.
Pradier : un artiste moderne
Outre ces critiques, Pradier a toutefois été félicité et encensé pour ses compétences techniques, formelles et novatrices. Son audace et sa modernité l’ont démarqué des autres participants de ce prestigieux programme. Théophile Gautier se rangea complètement du côté de Pradier pour ces deux statues. Il salua publiquement sa performance (voir un article de La Presse de 1838). Les éloges portaient sur plusieurs points :
– La concordance entre le fond et la forme de ses sujets. En effet, Lille porte l’épée en référence aux militaires en faction sur place. Strasbourg garde fermement la clef du territoire dans sa main droite en affichant une expression déterminée.
– La qualité des drapés est saluée, signe de la maîtrise de Pradier dans l’exécution de cet exercice hérité de l’antiquité.
– Les bras et les cheveux de Lille sont traités avec une grande souplesse et une grande finesse.
Gautier désigna Pradier comme le seul moderne parmi les quatre sculpteurs choisis pour l’exécution des statues de Lille et Strasbourg sur la place de la Concorde. Les trois autres sculpteurs se sont risqués à « une fausse imitation grecque (…) les masques sont immobiles et tous pareils ».
Un artiste romantique
L’œuvre de Pradier s’inscrit dans le courant romantique. Notons que les sculpteurs rencontrèrent alors une sorte de crise identitaire. Les règles et canons établis entravaient leur esprit créatif.
Donc Pradier choisit d’aller contre les conventions de la sculpture allégorique néoclassique. Pour ce faire, il privilégia les modèles vivants pour représenter les allégories de ces deux villes.
C’est cette modernité qui distingue Pradier des autres sculpteurs ayant participé à la décoration de la place. Mêler le modèle vivant à l’antique était une innovation remarquée et remarquable encore aujourd’hui.
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