Jean-Honoré Fragonard (Grasse, 1732 – Paris, 1806) et Jean-Baptiste Greuze sont deux peintres de genre des années 1760 qui s’essayèrent à la peinture d’Histoire. Jusqu’à la deuxième moitié du XIXème siècle, la peinture d’Histoire occupe la place la plus importante pour l’Académie. Même si ce genre connaît une certaine défaveur entre le début et le milieu du siècle, il reste le “grand genre”. Fragonard, avec son morceau d’agrément “Corésus et Callirhoé”, a su combler les attentes des critiques, du public mais aussi celles de l’Académie. En effet, celle-ci a reconnu en lui le digne successeur de Carle Van Loo ou de Gabriel-François Doyen.
“Corésus et Callirhoé” : une iconographie peu commune
Pour réaliser cette pièce monumentale, Fragonard s’inspire de la Description de la Grèce (livre VII, “l’Achaïe”, chap. XXI) de Pausanias (IIe s. ap. J.-C).
Il s’agit d’un sujet original et très peu représenté en peinture dont le thème est le sacrifice. La ville d’Athènes est décimée par la Peste et les dieux désignent une figure sacrificielle pour arrêter la propagation. Il s’agit de Callirhoé, la femme évanouie, la poitrine à demi nue, au centre du groupe à droite. Corésus est quant à lui le grand prêtre qui doit procéder au sacrifice. Amoureux de Callirhoé, il choisit de se poignarder à sa place afin de la protéger.
Le thème du sacrifice est récurrent chez les peintres. Le sujet représenté demeure rare mais n’est pas inconnu pour autant. À l’époque où Fragonard peint “Corésus et Callirhoé”, leur histoire est jouée à la fois au théâtre et à l’opéra. Quant à l’aspect pictural, l’artiste s’inspire des deux grands peintres d’Histoire de son temps : “Le sacrifice d’Iphigénie” de Carle Van Loo et “La mort de Virginie” de Gabriel-François Doyen.
« Coresus, grand Prêtre de Bacchus dans la Ville de Calydon, aima passionément la jeune Callirhoé. Il se flatoit de l’épouser ; mais il n’en reçût que des mépris, & les témoignages d’une haine, dont il se trouva si blessé, qu’il en demanda vangeance au Dieu qu’il servoit. Cette vangeance fût prompte & terrible. Tous les Calydoniens se sentirent saisis d’une yvresse qui les armoit les uns contre les autres, & contr’eux-mêmes. On eût recours aux Oracles, pour sçavoir la cause & le remede de tant de malheurs. On apprit que la colere de Bacchus en étoit la source ; qu’elle ne pouvoit estre arrestée amoins que Coresus ne luy immolât Callirhoé, ou quelqu’un qui s’offriroit pour elle. Personne ne se presenta. Elle attendoit à l’Autel le coup fatal, lorsque Coresus la sauva en se sacrifiant luy-même. »
Extrait du livret de Pierre-Charles Roy au sujet d’un opéra composé en 1712 par Destouches – voir source
La théâtralité du sacrifice
309 x 400cm, musée du Louvre, Paris
Photo ©Wikipedia
Fragonard s’inspire de la théâtralité et de la mise en scène des deux oeuvres citées précédemment. Doyen et Van Loo jouent également sur les attitudes dramatiques des personnages et travaillent en détail le décor. Le “Corésus et Calirrhoé” de Fragonard a tout d’une scène sacrificielle : un autel surélevé, un tapis rouge, des colonnes massives pour rappeler l’antique et une lumière surnaturelle baignant les personnages principaux.
Les spectateurs participent à cette mise en scène par leurs expressions et leurs attitudes. En effet, l’artiste décline tout un panel d’expressions humaines allant de la douleur à la surprise, en passant par la crainte et le désespoir. Leur gestuelle témoigne aussi de leur agitation intérieure. La palme allant à Corésus et Callirhoé, dont les gestes plein d’emphase en font les personnages principaux. Elle, évanouie et totalement abandonnée à son sort fatal, lui, dressé et lumineux, contre ce destin tragique en se poignardant pour sauver l’élue de son coeur. Enfin, les figures allégoriques de l’amour et du désespoir survolent la scène pour rappeler les forces qui se disputent à l’intérieur du personnage.
Quel accueil à l’Académie pour Fragonard et son “Corésus et Callirhoé” ?
Ce tableau est le morceau de réception que Fragonard présente à l’Académie. Le “morceau de réception” est le tableau qu’un artiste présente afin d’être reconnu par ses pairs pour son travail au sein de l’institution qui définit les règles et le bon goût en matière d’Art, à savoir l’Académie.
“Corésus et Callirhoé” vaut à Fragonard un grand succès lorsqu’il le présente au Salon de l’Académie en 1765. De nombreux points sont appréciés et provoquent un vif enthousiasme, notamment de Diderot. On retrouve parmi les éléments qui ont convaincu le public et l’Académie : la mise en scène puissante de l’acte final du sacrifice, la beauté des types physiques, l’émotion qui émane du tableau, la qualité picturale du tableau (harmonie des coloris, élégance du dessin, moelleux du modelé, effets lumineux éclatants…).
Un contexte propice à la thématique sacrificielle
©Verona, Museo di Castelvecchio, Archivio fotografico. Photo ©Umberto Tomba
Comme dit précédemment, la thématique du sacrifice est en vogue à l’époque où Fragonard peint son “Corésus et Callirhoé”. Dans les années 1750, l’Intellegentsia parisienne est très friande de l’art des baroques italiens, notamment des napolitains Giordano et Solimena.
Une exposition a eu lieu au Petit Palais du 14 novembre 2019 au 23 février 2020 sur Luca Giordano – Podcast et article sur l’exposition
Pour parfaire son art, Fragonard part en 1756 à Rome où il puise le savoir-faire des grands peintres napolitains. En réalisant ta toile, Fragonard répond tout à fait aux attentes actuelles de l’Académie. En effet, cette dernière cherchait à promouvoir une peinture d’Histoire beaucoup plus expressive et contrastée que celle prônée alors par Winckelmann, à savoir une peinture très posée. Même si le thème du tableau n’est pas un exemplum virtutis, c’est-à-dire un exemple de vertu, Fragonard y exalte l’idée du sacrifice de soi. Sa thématique, sa mise en scène et son esthétique exaltées comblent toutes les attentes.
En 1765, “Corésus et Callirhoé” apparaît comme l’exemple même de l’École Française de peinture. L’Académie encourage même Fragonard à poursuivre dans la peinture d’Histoire plutôt que dans celle de genre. Pour cela elle lui attribue un logement au Louvre et achète le tableau pour le Roi. Toutefois, Fragonard est l’exemple même de l’artiste à la carrière diversifiée. Malgré ce franc succès et ses aptitudes, il choisit de retourner vers la peinture de genre pour une clientèle privée.
Fragonard : l’artiste inclassable
Malgré ce grand succès, Fragonard choisit de poursuivre son art à sa manière en conjuguant ses nombreux talents. Formé au contact de grands peintres de l’époque tels que Chardin et Boucher, Fragonard débute avec des sujets galants. Il obtient le prix de Rome en 1752, fait le tour de l’Italie de 1756 à 1761 où il y étudie les grands décorateurs baroques. Puis Fragonard voyagea également aux Pays-Bas où il eut un intérêt tout particulier pour l’art de Rembrandt. Ainsi il multiplia ses sources visuelles et découvrit de nombreuses techniques qui enrichirent son art tout au long de sa carrière.
©Wikipedia
En 1767 il disparait complètement de la vie artistique officielle afin de se consacrer complètement à des commandes pour des commanditaires privés. Ce choix lui permet ainsi d’explorer d’autres types de sujets tels que les désirs érotiques. Il reprend alors les mêmes thèmes que Watteau auxquels il rajoute un ton licencieux. Son tableau le plus célèbre, “Le verrou” de 1777, témoigne de la capacité d’adaptation de Fragonard face à l’évolution du goût en proposant une oeuvre qui bouleverse la hiérarchie des genres. S’agit-il d’une simple scène de genre à l’esprit grivois ou d’un tableau d’Histoire moralisant ? L’utilisation du clair-obscur confère à ses oeuvres tardives une poésie nouvelle et une gravité particulière dans le renouvellement de son style.
Éclairage du tableau “Le Verrou” de Fragonard – article et vidéo