Egon Schiele : de la prostituée à l’épouse

Temps de lecture

Publié le

7 avril 2020
Art Contemporain, Peinture
Egon Schiele

Egon Schiele était un peintre et dessinateur exerçant son art de la fin du XIXème au début du XXème siècle. Artiste austro-hongrois, né en 1890 et décédé de la grippe espagnole à l’âge de 28 ans, sa production demeure considérable. Expressionniste, il appartenait à ce célèbre courant qui émergea au début des années 1900 à Vienne sous l’autorité de Klimt. Celui-ci devint en quelque sorte le mentor de Schiele, comme de bien d’autres, jusqu’à influencer son art pendant une courte période.

Parmi les nombreux dessins qu’il laissa derrière lui, beaucoup mettaient en scène des femmes. Celles-ci se divisent en différents groupes de par le traitement employé et les poses choisies. Cette manière questionne toujours aujourd’hui sur le rapport de Schiele à la femme. Les différences de coloris ou d’expressions pourraient être relatives au milieu auquel chacune appartenait. Il en est de même pour la relation entre l’affection ou l’attirance portée par Schiele et leur figuration.

La prostituée et l’épouse offrent chacune un lien chronologique privilégié avec la vie et la carrière de l’artiste.

Egon Schiele : un choc visuel et moral

La prostituée : les pulsions crues du peintre

Schiele aimait les jeunes filles, voire les très jeunes filles. En effet, les femmes juvéniles en général provoquaient chez lui des « pulsions » qu’il ne savait refreiner. Il mit souvent en scène des corps très minces, une poitrine à peine développée et le sexe apparent. Déjà quand il était plus jeune, Schiele entretenait une relation plutôt équivoque avec sa petite sœur Gertrude dite « Gerti ». Celle-ci fût d’ailleurs un des modèles de prédilection de son frère, posant nue de nombreuses fois, montrant allègrement son sexe.

Deux jeunes prostituées enlacées - dessin d'Egon Schiele

Afin de comprendre la représentation qu’a Schiele des prostituées, il est important de se replacer dans le contexte de la Vienne de 1900. En effet, un choc violent s’opéra entre le conformisme pesant des hautes classes sociales et la dégradation des mœurs et valeurs morales observées chez les petites gens. À cette époque, Vienne est l’endroit en Europe qui abrite le plus de prostituées par habitant. Elles véhiculaient l’image de grandes séductrices. L’image de la femme dans la société viennoise distinguait la bourgeoise, riche et bien en chair car bien nourrie, et celle des basses classes, dont l’allure frêle et les articulations saillantes rappelaient la petite fille.

La prostitution des enfants à cette époque à Vienne était plutôt courante et la majorité sexuelle à 14 ans. Des éléments contextuels expliquant aussi en partie l’important nombre de jeunes modèles croqués par l’artiste. Beaucoup d’entre elles souffraient de maladies dermatologiques dues à leur mauvaise hygiène de vie. Leur carnation de peau inquiétante en témoigne. Leur apparence maladive au regard absent voire fiévreux est aussi un facteur. Schiele montrait ainsi une image à la fois réaliste et choquante de la vraie femme.

nu-chevelure-noire-schiele
Schiele Egon, Nu à la chevelure noire (debout), 1910, Aquarelle et mine de plomb, 54,3 x 30,7 cm

Une oeuvre caractéristique : Nu à la chevelure noire (debout) de 1910

Cette oeuvre illustre les caractéristiques de la jeune prostituée de l’époque. Elle représente une jeune fille debout, chétive et nue. Déhanchée, elle appuie gracieusement sa tête sur sa main droite. L’autre bras, plié contre l’épaule gauche, souligne sa minceur et la laisse sans défense. Les seules touches de couleur sont sur la bouche, les tétons, et le sexe, souligné d’un trait rouge. Son corps présente des marbrures et est couvert de tâches verdâtres (visage et bras). Un procédé qui résonne comme un écho morbide aux maladies liées à son métier. Enfin, les cernes autour de son regard triste la rendent absente, absorbée. 

Schiele peint la douleur de la fillette, incapable de raconter toute sa vie. Un visage proche de la mort, blafard et couvert de tâches comme pour traduire les « pourritures de l’âme ».

Ce dessin franchement érotique montre une frêle impubère innocente et lascive à la fois. Une sorte de « Lolita » des quartiers pauvres. Une jeune fille qui suscite beaucoup de fantasmes de la part des hommes en général et de Schiele en particulier. Il se désignait lui même comme « un éternel enfant », d’où ses rapports plus aisés avec les jeunes qu’avec les adultes. La fascination de Schiele pour le sexe féminin trouve un écho dans ses origines. En effet, le désordre moral et la prostitution fascinaient et horrifiaient la bourgeoisie autrichienne. En cause : le danger mortel encouru par ceux qui cédaient à leur curiosité pour le sexe de la femme. Une attirance irrésistible à laquelle son père succomba lorsqu’il avait 15 ans.

Autoportrait d'Egon Schiele avec Wally entre 1914 et 1915
Amants (autoportrait avec Wally), 47,4×30,5cm, 1914-1915

Une image “réaliste” de la jeune prostituée Viennoise

La beauté des femmes que Schiele peignait n’était pas artificielle. Il ne cherchait pas seulement à éveiller le désir chez le spectateur, il souhaitait réellement montrer qui étaient ces femmes. La beauté non conventionnelle, la peau marbrée, le corps par endroit décharné. Il n’idéalise pas ses modèles, c’est pourquoi elle est si maigrichonne et inquiétante. Au fond, ces dessins traduisaient aussi un mal-être prégnant chez Schiele, comme ses pulsions sexuelles pour ces jeunes filles.

Nu à la chevelure noire s’oppose à la femme idéalisée de la culture antique. Ce modèle n’est autre que le canon de beauté de la Vénus. Schiele brise complètement cette convention de représentation de la femme. En définitive, il choqua de plus en plus, par la représentation réaliste de ses modèles et le sujet employé.

L’apaisement du peintre

L’épouse, un style plus doux

Schiele au cours de sa vie eu beaucoup d’aventures et beaucoup de maîtresses. La plus notable est sans aucun doute Wally, avec laquelle l’artiste est resté plusieurs années. Celle-ci était anciennement modèle pour Klimt. Jusque 1915 elle fut le principal modèle de Schiele, sans être l’unique. En dépit de leur attachement, Wally ne présentait pas d’intérêt pour lui d’un point de vue social. Donc, il lui préféra Edith Harms, d’une condition plus aisée. Ils se marièrent le 17 juin 1915.

Du fait de sa rencontre avec Edith, l’artiste changea. Il devient peu à peu de plus en plus serein. Son art devint plus équilibré, moins sombre, les corps moins torturés, moins fragiles. Ce changement de situation affective se ressent profondément dans son travail, dont l’érotisme cru d’antan se polit.

Portrait d’Edith Harms, la gentille épouse

Portrait d'Edith Harms par Egon Schiele
Egon Schiele, Portrait d’Edith Harms

Dans le portrait qu’il fait de sa femme (ci-dessus), Schiele représente son épouse en pied. Le fond sobre est couleur ocre et blanc. Cette simplicité fait ressortir la robe colorée de la femme au centre. Le mur derrière elle et sa propre couleur de peau sont similaires et rend sa présence confuse. De plus, ses joues, ses lèvres et les articulations de son pouce et de son index sont rehaussées de rouge. Le reste du corps est couvert d’une longue robe rayée, colorée, boutonnée au centre. Elle est serrée à la ceinture d’une bande sombre. Un chemisier blanc au col fantaisie s’échappe du col. La coiffure est sage et sobre, les cheveux bruns sont simplement remontés en chignon et encadrent sobrement son visage. Le regard d’Edith est assez triste, comme une femme gentille et un peu perdue. Ses bras sont ballants, gauchement tournés vers l’intérieur.

Egon Schiele, mis souvent à distance sa femme, ce dont elle souffrit beaucoup. Sous prétexte d’une prise d’embonpoint avec le temps, les séances de poses n’étaient réservées plus qu’aux modèles professionnels. Une tension interne se ressent dans les joues et les mains d’Edith Harms sur le tableau. Pour ce faire, ses articulations et ses joues sont marquées par la couleur rouge.

Schiele : Un artiste atypique

Egon Schiele est un artiste dont les oeuvres ne peuvent laisser le spectateur indifférent. Tantôt il choque, tantôt il fascine mais toujours il fait jaillir des émotions. Même s’il disparu prématurément, cet artiste laissa derrière lui une oeuvre atypique, personnelle, caractéristique entre toutes par son style. De plus, il fournit un témoignage clef des moeurs de son époque. Les traits grinçants, les regards chargés d’émotion et la tension interne contenue de ses sujets font parti de son style. Ses autoportraits, miroirs de son mal-être et de son âme torturée, sont un autre pan majeur de son oeuvre picturale. Ils proposent un autre axe de compréhension sur la production de l’artiste.

Pour aller plus loin…

Visionnez le reportage d’Arte sur Egon Schiele (disponible du 05/04/2020 au 11/05/2020)

Jane Kallir, Egon Schiele Dessins et Aquarelles, Hazan, Paris, 2004.
Esther Selsdon, Jeanette Zwingerberger et Ashley Bassie, Schiele, Parkstone Press International, New York, 2007.
Whitford Frank, Egon SchieleThames and Hudson, Paris, 1990.
Jean-Louis Gaillemin, Egon Schiele, Gallimard, Paris, 2005.

L’article vous a plu ? N’hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à m’envoyer un message si vous avez des remarques ou questions ?

Rejoignez la newsletter Solskin Art

D'autres articles à découvrir

Mes dernières publications à porté de clic !

Laissez le premier commentaire